Manifeste

Un changement de paradigme : nouveaux concepts et nouvelles avenues de recherches et d’application

La multiplication des canaux de diffusion des textes depuis deux décennies oblige à repenser l’idée même de la lecture et de l’écriture. Aujourd’hui, les supports numériques deviennent l’outil de prédilection d’un nombre grandissant de lecteurs/scripteurs et orientent nécessairement leurs modes et conditions de lecture/production. Ils sont devenus un objet de recherche multidisciplinaire à part entière  autour de la notion clé de littératie médiatique multimodale.

Ce tout nouveau concept, qui vient compléter celui de littératie traditionnelle, est, selon Livingstone (2004) et Hobbs et Frost (2003), l’habileté d’accéder à des messages, de les analyser, de les évaluer et de les  créer à travers une variété de contextes, y compris les contextes ayant recours aux nouveaux médiasL’expression « multimodale » renvoie au fait que l’on peut non seulement parler de  message sur différents supports (le « texte multimodal » ou "multitexte", mais également mais également d’environnement multimodal, de tâche multimodale et même de compétences multimodales. Le multitexte combine un amalgame d’informations provenant de plusieurs sources médiatiques, ou alors d’une seule source combinant divers modes d’expression. C’est, la plupart du temps, un document numérique (digital document), qui se consulte sur des supports variés. Il  contient diverses composantes, selon une géométrie variable : du texte, des images (comme des photos, des cartes, des images animées ou fixes), des liens hypertextes, des émissions sonores (comme des paroles, de la musique, des bruits).
 

Une exploration des bases conceptuelles de la littératie médiatique multimodale

Des sémioticiens anglo-saxons (Jewitt, 2009; Kress, 2010).  impliqués en linguistique, en éducation ou en communication se sont intéressés depuis une vingtaine d'années à la littératie médiatique multimodale , inspirés particulièrement par les changements culturels qui, selon eux imposent une relecture sémiotique d’envergure des mutations qui ont actuellement cours dans le « champ du sens »: changements des représentations et des productions sémiotiques partagées, changement de la dissémination et de la distribution des messages, changements de la médiation et de la communication.

Selon Livingstone (2004), depuis l’arrivée des technologies de l’information et de la communication et surtout depuis l’émergence d’Internet, les nouvelles littératies se sont développées de façon fulgurante : nous sommes vraiment dans l’âge de la cyberlittératie. Cependant, ces littératies ne se construisent pas à partir de zéro et ne font pas table rase des avancées des recherches antérieures. Ainsi, les habiletés analytiques (en compréhension et en production) trouvent racine, entre autres,  dans les travaux sémiotiques de Eco (1985) et Iser (1985), ainsi que dans les travaux des premiers chercheurs sur les médias audiovisuels. Par ailleurs, les habiletés évaluatives sont indispensables, bien que difficiles à enseigner, car on est dans le domaine de la pensée critique, qui tient compte des contextes sociaux, culturels, politiques, économiques et historiques dans lesquels les médias ont été produits. C’est ici qu’on doit situer la distinction que fait Buckingham (1998) entre vision paternaliste et autoritaire d’une part et vision démocratique d’autre part, de la littératie médiatique et de l’éducation aux médias. Les habiletés de création de contenu, enfin, ont été moins étudiées que celle de leur compréhension. Certains les situent dans la foulée de la culture participative; c’est le cas de Livingstone (2004), pour laquelle les productions médiatiques développent des habiletés de haut niveau, socialement et mentalement.

La montée en flèche du recours au numérique semble favoriser l’abolition progressive de la distinction entre « lecteur » et « scripteur »: en lecture multimodale, le lecteur n’est pas guidé uniquement par le texte et sa linéarité dit Buckingham (2003), car le seul texte possible devient celui qu’il choisit d’« écrire ». Ainsi, ce que l’on constate dans une posture subjective et interprétative monomodale serait magnifié par le recours au multimodal, qui suppose l'interactivité en raison même de sa convivialité.

Désormais, être "lettré", c'est l'être dans plusieurs modes (à la fois avec les supports imprimés traditionnels et les supports numériques/électroniques), mais aussi et surtout de façon socialement responsable, c’est-à-dire en étant activement impliqué dans la vie sociale et culturelle en tant que citoyen bien informé (Anstey et Bull, 2006). D’où l’omniprésence, dans ce champ, de la prémisse critique, la nouvelle réalité médiatique nécessitant un usage beaucoup plus pointu de l’analyse rigoureuse des messages et de leur contenu (Kellner et Share, 2007)

 

Recherches empiriques en littératie médiatique multimodale

Si les bases conceptuelles de la littératie médiatique commencent à être bien établies, il n’en va pas de même pour ses bases empiriques. Plusieurs travaux en littératie médiatique ne tiennent pas compte de l’école. Hobbs (1998), reconnaît elle-même que la variété des buts et des défis de la littératie médiatique dépasse l’école. La meilleure solution demeure selon elle  la création d’un curriculum spécifique à la littératie médiatique afin de tenir compte des connaissances et compétences particulières des jeunes.

Actuellement, les textes des divers médias sont surtout utilisés comme source d’information. Il faut aller plus loin, c’est à dire du côté de l’analyse et de la production médiatique multimodale. Comme le remarque Walsh (2008),  les chercheurs explorent encore à tâtons le champ pédagogique. Entre autres, Kress (2003) a analysé les différents systèmes sémiotiques des textes multimodaux ainsi que les processus de construction de sens propres à ces textes. La recherche empirique doit, selon lui, s’intéresser à la manière de développer en classe des expériences d’apprentissage qui intègrent la littératie classique aux nouvelles formes de littératies, soit à la création de design pédagogiques originaux utilisant les sites Web, les blogues, les DVD pour enrichir les curriculums actuels.

Encore au stade de la clarification conceptuelle, la recherche empirique sur la littératie médiatique en milieu scolaire demeure modeste : petits échantillons, souvent des études de cas ou des expériences dans la classe d’un seul enseignant. Elle cherche surtout à valider l’existence d’une problématique autour du développement de compétences spécifiques chez les élèves et d’indicateurs pour leur progression. Cela est particulièrement observable dans certains champs disciplinaires qui intègrent l’éducation aux médias, tel le cours de langue. L’usage du terme littératie médiatique pour désigner l’éducation aux médias illustre bien comment le domaine des communications et des technologies se sont appropriés le champ de la lecture et de l’écriture par les médias. Il en résulte que la plupart des recherches en cours de langue misent plus sur les connaissances et les habiletés technologiques que sémiotiques : on met les élèves dans des situations d’utilisation des médias sans faire une étude approfondie des modes d’expression et de réalisation. Même la formation à l’esprit critique passe rarement par une formation systématique à l’analyse des codes des textes médiatiques; on mise essentiellement sur des compétences informationnelles de type identification, validation des sources.

La littératie médiatique peine également à investir le terrain des disciplines scolaires. Elle fraie sa voie difficilement mais patiemment entre le cours de français, l’initiation à la recherche documentaire, voire le cours d’histoire ou d’éducation civique (Arfeuillère, 2010). Pourtant, on le sait, les habiletés en littératie médiatique ne peuvent réellement s’acquérir quegrâce à un enseignement formel. Ainsi, afin de soutenir les élèves dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture multimodale sur des supports médiatiques variés, les enseignants doivent être en mesure de proposer des activités didactiques intégrant les blogues/réseaux sociaux, les bandes dessinées, les productions vidéo, les romans-photos, les jeux vidéo (serious games), par exemple. Ces outils très performants devraient permettre de développer des habiletés complémentaires à celles de la littératie classique. On peut songer entre autres à des habiletés sémiotiques telles que reconnaître ou  produire des messages médiatiques faisant appel aux codes textuels et iconiques (images fixe et mobile). On peut y intégrer un souci pour l’idéologie critique, une incorporation des médias alternatifs, de même qu’une extension de l’analyse textuelle qui inclut le contexte social.

 

Tout un défi
Le défi actuel, en littératie médiatique, est de rattacher les apprentissages  médiatiques aux apprentissages scolaires fondamentaux, au premier chef  la maîtrise des langages et la formation esthétique. Il faut (ré)examiner la place que peut prendre l’éducation aux médias dans tout le curriculum scolaire, matière par matière, multiplier les projets en littératie médiatique et proposer une formation universitaire systématique des enseignants dans le domaine. Quant à ce qui regarde la recherche scientifique en  éducation aux médias et en littératie médiatique, elle est encore embryonnaire. Les sémiologues et sociologues des médias n’ont pas encore appris à travailler dans le monde de l’éducation sur des problématiques de littératie médiatique afin que la jeune génération puisse mieux accéder  au monde postmoderne par une meilleure appréhension de ce qu’est la multimodalité.

 

Quelques références

  • Anstey, M. et G.Bull (2006). Teaching and Learning Multiliteracies. Changing Times, Changing Literacies, Newark,  International Reading Association.

  • Arfeuillère,J. (2010). Étude sur les productions scolaires en ligne, Note de synthèse, Paris: Ministère de l’Éducation nationale et CLEMI,  juin.

  • Buckingham, D. (2003). Media Education: Literacy, Learning and Contemporary Culture, Cambridge: Polity Press.

  • Buckingham, D. (1998). Media education in the UK: Moving beyond protectionism, Journal of Communication,vol. 48, 1998, p. 33-42.

  • Eco,U. (1985). Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris: Grasset.

  • Hobbs,R. (1998). Seven great debates in Media Literacy Movement, Journal of communication,vol. 48, no 1, International Communication association, p. 16-32.

  • Hobbs, R. et R. Frost (2003). Measuring the acquisition of media-literacy skills,Reading Research Quarterly, vol. 38, no 3, , p. 330-355.

  • Iser,W. (1985). L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles: Mardaga.

  • Jewitt, C.(dir) (2009). The Routledge Handbook of Multimodal Analysis, Londres: Routledge.

  • Kellner, D. et J. Share (2007).  Critical media literacy is not an option , Learn Inq, vol. 1, p. 59-69.

  • Kress,G. (2010). Multimodality: a Social Semiotic Approach to Contemporary Communication, New York: Routledge.

  • Kress, G. (2003). Literacy in the new media age, London : Routledge Falmer.

  • Livingstone, S. (2004). Media Literacy and the Challenge of New Information and Communication Technologies , The Communication Review, vol. 7, p. 3-14.

  • Walsh, M. (2008). Worlds have collided and modes have merged: Classroom evidence of changed literacy practices ,Literacy, vol. 42, no2, p. 101-108